ÉTATS-UNIS - Les élections de 1994

ÉTATS-UNIS - Les élections de 1994
ÉTATS-UNIS - Les élections de 1994

États-Unis: 1994, la déroute démocrate

Les élections législatives de novembre 1994 ont été, pour les démocrates, plus qu’une défaite, une débâcle. Jamais, depuis la guerre civile, un speaker (président de la Chambre) n’avait été battu; jamais, depuis Eisenhower en 1954, un président en place n’avait perdu sa majorité dans les deux Chambres. Certes, le président ne peut qu’être le perdant de ces élections “intermédiaires”, au milieu de son mandat: ou bien il les gagne — et les analystes affirmeront qu’il s’agit d’élections purement locales; ou bien il perd sa majorité au Congrès — et il en est considéré comme seul responsable. Pis, il gouvernera alors plus difficilement encore dans ce système qui fonctionne mal, sur le plan intérieur en tout cas: on ne peut gouverner les États-Unis que par la politique étrangère.

Une abstention structurelle

Si Bill Clinton se prénommait Helmut, Édouard ou Silvio, il aurait dû démissionner le 9 novembre. Mais, comme il est aux États-Unis, il restera en place même s’il n’a plus la majorité. Les blocages du système politique, déjà évidents, comme le constatent tous les nouveaux présidents, en seront exacerbés. Le système, en effet, est institutionnellement bloqué car, comme le disait le juge Brandeis: “Le système américain n’est pas fait pour promouvoir l’efficacité.” Mais à accepter l’inefficacité politique, on risque de décourager les citoyens. Ceux-ci, effectivement, votent fort peu: un peu plus de la moitié des électeurs potentiels à l’élection présidentielle, un peu plus du tiers aux élections législatives, à peine le quart aux élections municipales — et moins de 10 p. 100 aux consultations sur le financement scolaire. Ainsi, en 1994, ils sont 38 p. 100 seulement à s’être rendus aux urnes et 62 p. 100 à les avoir boudées. Jusqu’aux années 1960, les “classes dangereuses” (minorités ethniques, ouvriers et jeunes) furent tout bonnement empêchées de voter par des dispositions législatives (obligation de résidence et taxe de votation notamment). Avec la suppression de ces contraintes, le taux de participation s’est d’abord redressé (63 p. 100 à l’élection présidentielle de 1960 et 62 p. 100 en 1964, des records depuis... les 67 p. 100 de 1900), pour retomber peu à peu à des taux inférieurs à ceux de toutes les démocraties occidentales. En effet, si les contraintes légales ont disparu, le désenchantement des citoyens va croissant tant à l’égard des détenteurs du pouvoir que du fonctionnement institutionnel.

Les présidents sont de moins en moins populaires et leurs taux moyens d’approbation sont nettement inférieurs à ceux de leurs prédécesseurs des années 1950 ou 1960: Ronald Reagan lui-même était moins populaire que Dwight Eisenhower et que John Kennedy. Et si Bill Clinton voit son taux d’approbation osciller entre 40 et 50 p. 100, celui du Congrès ne dépasse plus jamais 20 p. 100: la défaite législative de novembre 1994 est autant celle du Congrès que celle du président. Car, au total, c’est le fonctionnement de l’État qui ne satisfait plus les Américains: selon un sondage Time -C.N.N. (Time , 26 sept. 1994), ils ne sont que 19 p. 100 à “faire confiance à l’État la plupart du temps”, contre 44 p. 100 en 1984... et 72 p. 100 en 1964. En arrivant au pouvoir en 1980, Ronald Reagan représentait bien l’opinion, déjà majoritaire, des électeurs lorsqu’il affirmait: “L’État n’a pas la solution à nos problèmes.” La représentait-il autant lorsqu’il concluait: “L’État est le problème”? C’est la leçon qu’ont tirée des élections de 1994 les républicains — et bon nombre d’observateurs. Mais est-elle justifiée? Rien n’est moins sûr. Ainsi, dans les sondages “sortie des urnes” de 1994 (dont il faut rappeler qu’ils sont moyennement représentatifs, car n’y répondent que les plus “motivés”, les plus “militants”), la moitié des personnes interrogées se déclarent en faveur d’un État jouant tout son rôle, et ceux-là ont voté démocrate à 60 p. 100; en revanche, 35 p. 100 seulement des réponses sont en faveur d’une réduction du rôle de l’État, mais ces électeurs ont voté républicain à 80 p. 100, ce qui a fait pencher la balance de ce côté dans de nombreux cas. En dernière analyse, Bill Clinton, cité par Elizabeth Drew, décrit sans doute mieux que personne la situation actuelle lorsqu’il déplore en privé que “l’opinion en soit aux années 1960 dans ce qu’elle exige de l’État mais aux années 1980 pour la confiance qu’elle prête à l’État”.

Une victoire conservatrice?

L’autre conclusion généralement tirée de l’humiliante raclée que les électeurs ont infligée aux démocrates est que “les Américains” ont voulu le retour en force d’un conservatisme reaganien. Ainsi, un éditorial du Wall Street Journal (11-12 nov. 1994), commentant l’arrivée aux leviers de commande du Congrès d’une majorité plus que républicaine, ultraconservatrice, souligne que, dans un sondage Fabrizio-McLaughlin: “16 p. 100 seulement des votants de mardi se décrivaient eux-mêmes comme libéraux [au sens américain du terme] alors qu’ils étaient 52 p. 100 à qualifier Bill Clinton de libéral. Cette semaine, les démocrates ont payé le prix fort pour le gouffre philosophique béant qui existe entre le président et le peuple.”

C’est une analyse très courante à laquelle se livre ici le grand — et souvent excellent — journal conservateur américain: seul le président Clinton porte le poids de la défaite, parce qu’il est “trop à gauche”. L’ennui est que le commentaire repose sur des preuves peu convaincantes. Le seul fait indéniable, c’est qu’une majorité, dont on pourrait dire qu’elle est à certains égards réactionnaire, dirigera dorénavant le Congrès, ce qui pourrait conduire à des changements que n’attendaient ni le monde (Bosnie ou ratification du G.A.T.T.), ni les Américains (politiques sociales).

Accuser le président Clinton de progressisme débridé fait déjà sourire: l’homme est au mieux centriste et parfois fort conservateur, rarement “gauchiste”. Surtout, passer sans nuances à la conclusion que les “votants” et le “peuple américain” sont une seule et même chose fait bondir tant l’amalgame est erroné: le Wall Street Journal ignorerait-il que les votants ne constituent qu’un peu plus d’un tiers de l’électorat — dont près des deux tiers se sont donc abstenus?

Ce sont les processus mêmes de la démocratie américaine qui sont faussés par cet abstentionnisme volontaire et de plus en plus structurel. Le cercle est vicieux. D’abord, les électeurs ne se sentent plus représentés: ainsi, dans un sondage Time -C.N.N. (Time , 26 sept. 1994), les personnes interrogées estiment que les riches (à 86 p. 100), les grandes entreprises (à 84 p. 100), les médias (à 83 p. 100) et les financiers et banquiers de Wall Street (à 79 p. 100) ont “trop d’influence sur le gouvernement”; d’ailleurs, suivant les sondages, de 55 à 60 p. 100 des personnes interrogées, insatisfaites d’avoir à choisir entre républicains et démocrates, déclarent souhaiter la création d’un troisième parti. Ceux qui ne se sentent plus représentés — et toutes les enquêtes montrent que, dans l’ensemble, ce sont ceux qui ont des revenus faibles — se refusent à choisir entre bonnet blanc et blanc bonnet. C’est avant tout le Parti démocrate qui est ainsi privé de son électorat naturel: il va donc aller chasser des voix à droite. Il n’y réussit — d’ailleurs mal — qu’au prix de contorsions idéologiques qui vident le débat de toute différence, voire de tout contenu politique — et les campagnes électorales ne sont plus que concours d’insultes et non échanges d’idées. Dès lors, le plus grand nombre ne se sent plus représenté ni entendu, et se tait, laissant le champ libre aux plus aisés, donc aux plus conservateurs, ou aux “obsédés” de la peine de mort, de l’avortement, des homosexuels, de la prière à l’école, des immigrés..., bref aux activistes de tout poil qui ont du grain à moudre. La boucle est bouclée et la spirale abstentionniste amorcée, sauf lorsque l’électorat constate un véritable enjeu et participe: c’est ainsi que Oliver North (en Virginie) et Michael Huffington (en Californie), démagogues de la plus belle eau, ont été battus, grâce au — léger — sursaut de l’électorat.

Même lorsqu’ils votent, la réponse des électeurs est moins univoque que pourrait le laisser croire un coup d’œil rapide sur les résultats: leur volonté de ruser avec des choix aussi peu tentants que contraignants est évidente. On a ainsi répété à satiété que le slogan des électeurs aurait pu être: “Sortez les sortants.” En fait, il n’en a rien été — beaucoup moins que ce ne fut le cas en 1993 et en 1994 au Canada (où les conservateurs perdirent 152 de leurs 154 sièges), en France (où le Parti socialiste ne garda que 54 de ses 252 sièges), en Italie ou en Allemagne. Seuls 8 p. 100 des sénateurs candidats ont été battus, moins qu’à l’accoutumée. Et plus de 90 p. 100 des représentants qui sollicitaient un nouveau mandat ont été réélus, comme d’habitude.

C’est donc, pour l’essentiel, dans les sièges vacants — et dans le Sud — que l’électorat a choisi de battre les démocrates. Certes, 12 p. 100 seulement des personnes interrogées à la fin d’octobre 1994 dans un sondage New York Times -C.B.S. (in International Herald Tribune , 4 nov. 1994) estiment que la plupart des membres du Congrès méritent d’être réélus. Mais ils sont sans illusion: plus de la moitié pensent que, même si des “hommes nouveaux” étaient seuls élus, les institutions ne fonctionneraient pas mieux. De plus, s’ils sont critiques à l’égard du Parlement dans son ensemble, leur propre représentant échappe à la critique: ils sont 56 p. 100 à lui apporter leur approbation.

Si les démocrates ont pour l’essentiel subi l’ire électorale, il n’empêche que les électeurs n’ont pas voté de façon univoque: ils ont tenté, comme toujours, de maintenir la balance égale entre les deux grands partis. Ainsi, dans les vingt-deux États où on élisait à la fois un sénateur et le gouverneur, les électeurs ont provoqué, dans 41 p. 100 des cas (9 États), des résultats “tête-bêche”, c’est-à-dire en faveur d’un parti pour le Sénat et d’un autre pour le poste de gouverneur, et panaché allègrement leur bulletin de vote entre le démocrate et le républicain. À New York, par exemple, un électeur démocrate sur dix (au minimum car, avec les machines à voter, on ne peut comparer que les totaux) a voté pour le sénateur démocrate Patrick Moynihan (qui a gagné), mais a abandonné le gouverneur démocrate Mario Cuomo (qui a perdu).

Un fonctionnement institutionnel discuté

Qu’ils aient voté ou non, les électeurs américains sont d’une humeur massacrante: leur “non” a été franc et massif. Mais non à quoi? Au président, indubitablement; mais aussi, et plus encore, au Congrès et, globalement, à la façon dont le pays est — ou plutôt n’est pas — gouverné. En effet, idéologiquement, les électeurs ne savent plus où ils en sont. Ce n’est pas surprenant dans une société où, contrairement à l’idée reçue, ce n’est ni la fin de l’histoire ni celle des idéologies mais où une seule idéologie, dominante, conservatrice, règne de manière plus ou moins incontestée: il est significatif que, dans le sondage New York Times -C.B.S. cité plus haut, la moitié des personnes interrogées aient déclaré que le Parti démocrate, le parti de Roosevelt, défendait... les riches — ce qui est devenu, pour une bonne part, exact. Les électeurs ne sont pas changeants ni apathiques: ils sont désorientés et ne savent plus à quel saint politique se vouer. Dans ce sondage New York Times -C.B.S., une femme exprime bien le sentiment général lorsqu’elle affirme: “Je crois que les gens n’ont plus aucun contrôle sur ce qui se passe [...]. Il y a tant de problèmes et chacun a un point de vue différent.”

Il ne saurait y avoir de mandat politique quand il est exclu de choisir entre des politiques claires et des hiérarchies de priorités, dont pas un mot n’a été dit. La responsabilité des élus, président en tête, est lourde, car ils se refusent à toute réforme. Tout d’abord, le fonctionnement même des élections, en raison de leur coût, est devenu doublement vicieux. Les États-Unis permettent en effet l’achat pour publicité politique de minutes — ou d’heures — à la télévision et à la radio, à un prix prohibitif, ce qui donne une influence déterminante à la fois aux lobbies qui financent, aux dépens du simple électeur, et aux sondeurs, consultants médias et autres conseillers en publicité, aux dépens du simple militant. Mais, surtout, les responsables politiques, obnubilés par leur réélection et par le pouvoir (car l’opposition, qui peut pourtant être fructueuse lorsqu’elle est authentique, n’est pas digne de leur talent), pensent qu’il faut ne mécontenter personne, que l’on ne peut donc légiférer et gouverner qu’à coup de sondages — et qu’il suffit de dire pour qu’une politique soit. Elizabeth Drew décrit dans son livre un Clinton ainsi obsédé par les sondages au point que son secrétaire d’État, Warren Christopher, croit ne pouvoir obtenir son accord qu’en réussissant à convaincre... son sondeur privé. L’anecdote est terrible, d’autant plus que l’opinion ne peut ni, d’ailleurs, ne souhaite élaborer un programme ou des politiques: elle ne peut que réagir. Et elle ne peut réagir que si les choix sont nets. Bill Clinton en a fait l’amère expérience en voyant sa fameuse réforme de la santé, en elle-même populaire, échouer faute d’avoir su galvaniser le soutien populaire par le courage (il fallait proposer d’éliminer de ce domaine les compagnies d’assurances qui ruinent le pays: la santé y coûte 14 p. 100 du P.I.B., contre 9 p. 100 en France ou 8 p. 100 en Allemagne, bien que 15 p. 100 des Américains n’aient pas accès aux soins médicaux) et la clarté (son projet atteignait 1 500 pages et défiait la compréhension) politiques.

Au total, ce n’est donc pas d’un excès mais d’un manque de gouvernement que souffrent les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment les républicains les plus conservateurs. Leur arrivée aux leviers du pouvoir législatif va-t-elle leur permettre de rompre les blocages du système politique, de résoudre les contradictions d’une société éclatée et de rester durablement au pouvoir? Rien n’est moins sûr.

Le conservatisme sudiste de retour au pouvoir

Avec la promotion de Newt Gingrich (Georgie) au poste de speaker de la Chambre, de Jesse Helms (Caroline du Nord) à la tête de la commission sénatoriale des Affaires étrangères ou de Strom Thurmond (Caroline du Sud) à celle des Forces armées, avec celles, enfin, de Bill Archer (Texas) à la commission des Impôts de la Chambre, ou de Tom Billey (Virginie) à celle du Commerce et de l’Énergie (responsable, notamment, de la réglementation), c’est le Sud le plus conservateur qui revient au pouvoir. Car l’évolution entamée sous Eisenhower est achevée. Le Parti républicain domine dorénavant le Sud, ayant conquis quatorze des vingt-deux sièges sénatoriaux et la moitié des sièges de représentants (il en contrôlait 8 p. 100 en 1954). Le parti de Lincoln a définitivement oublié ses racines fondatrices, favorables aux Noirs et aux minorités: le pouvoir était à ce prix, et le Parti démocrate le lui a offert sur un plateau d’argent en négligeant sa base qui, dès lors, l’a tout simplement oublié... ou répudié.

Cependant le Parti républicain est profondément divisé, notamment sur la fiscalité et le déficit — et la discipline partisane n’existe pas au Congrès. Ce sur quoi il est à peu près d’accord (prière publique à l’école, interdiction de l’avortement) requiert des amendements constitutionnels, ce qui implique une majorité qualifiée (des deux tiers) au Congrès et la ratification par trente-huit États sur cinquante. En revanche, les armes présidentielles sont elles-mêmes fort limitées. Le veto (qui contraint le Congrès, s’il veut le casser, à adopter les textes à la majorité qualifiée des deux tiers) est une procédure purement défensive. Et le président ne peut rien imposer au Congrès, car, en temps de paix et en politique intérieure, le président est presque impuissant ce que Bill Clinton a constaté à ses dépens: il a rarement réussi, et ce qu’il a obtenu ne l’a été qu’après amendements républicains (A.L.E.N.A. et G.A.T.T., loi sur la criminalité, réduction du déficit budgétaire). Le bilan présidentiel au Congrès, qui était déjà maigre, pourrait devenir squelettique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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